Jeune journaliste, il m’est arrivé d’arpenter les couloirs du pouvoir et de me retrouver face aux décideurs dans ces moments privilégiés que sont les joutes électorales, un théâtre d’ombres et de lumières dont le pays reste, aujourd’hui encore, la scène.
Je me souviens du défunt Moussa Solano, qui fut ministre de l’Administration du territoire durant les premières années de notre apprentissage de la démocratie. Cette époque succédait à la suprématie du parti-État, caractérisée par la pensée unique, la soumission à l’ordre établi et une obéissance servile aux dirigeants. Homme plein d’humour, Moussa Solano appréciait la compagnie des journalistes que nous étions, témoins de ce temps de transition.
Dans l’intimité de son bureau, il nous confia un jour les défis liés à la conduite d’un processus électoral dans un pays où le vote, longtemps simple formalité au résultat toujours connu d’avance, devait désormais s’adapter au pluralisme démocratique. Il nous raconta qu’un préfet était venu lui présenter « ses » résultats, fier d’avoir accompli un exploit légendaire. Le ministre, gêné, lui fit doucement des remontrances :
« Tu n’as pas besoin de t’exposer ainsi. Ton zèle nuit à notre cause. »
– « Mais, monsieur le ministre, j’ai accompli ma mission et j’ai tenu à vous en rendre compte moi-même. »
– « Non, ton attitude dessert notre cause. Ne le refais plus », coupa le ministre, visiblement contrarié.
Une autre fois, Moussa Solano contacta un préfet dont la circonscription affichait un taux de participation supérieur à 100 %. Il lui demanda simplement de « revoir les chiffres à la baisse ».
– « Monsieur le ministre, je n’y suis pour rien, ce sont les résultats sortis des urnes », se défendit l’administrateur.
– « Comment est-ce possible ? » s’indigna le ministre, avant d’ordonner que les chiffres soient corrigés pour retrouver une vraisemblance minimale.
Au final, comme l’opposition n’avait remporté aucune circonscription, le ministre jugea la situation « ni plausible, ni digeste ». Il prit alors l’initiative d’appeler un préfet d’une région réputée favorable à l’opposition, pour lui suggérer d’y annuler la victoire du pouvoir en place. Afin, disait-il, « d’améliorer la perception et la crédibilité globale du scrutin ».
La réponse du préfet fut sans appel :
« Monsieur le ministre, pourquoi ce devrait être dans ma circonscription, et non ailleurs, que l’opposition doit gagner ? Voulez-vous que je perde mon poste ? On m’accusera de rouler pour les opposants. Avec tout le respect que je vous dois, demandez à un autre préfet de proclamer chez lui des résultats contraires à nos intérêts. Je ne peux porter un tel fardeau. »
Le ministre dut finalement user de toute son autorité et d’une grande diplomatie pour convaincre ce collaborateur réticent de suivre ses instructions, non sans lui avoir au préalable garanti une immunité totale.
Ce soir-là, après toutes ces péripéties, le ministre et nous, ses visiteurs, comprîmes une chose : le chemin de la démocratie serait long, difficile et semé d’embûches. Des élections transparentes et équitables relèveraient longtemps davantage d’une profession de foi que d’une pratique ancrée, d’un engagement citoyen et républicain assumé.
La reconversion des mentalités demeure la plus grande épreuve pour ce pays. Les hommes aspirent au changement, mais persistent dans les mauvaises habitudes, souvent chroniques. Ainsi, le projet de renouveau se voit sans cesse balayé par le poids de l’héritage, en attendant qu’un vent nouveau souffle, peut-être un jour, sur la conscience de tous.
Tibou Kamara
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